Bonnes résolutions : et si nous assumions notre empreinte numérique ?

2 janvier 2019, 00:29 CET

File 20181221 103660 1pvgt7h.jpg?ixlib=rb 1.1 Empreinte… Rémi Malingrëy , CC BY-SA Violaine Appel, Université de Lorraine et Julien Falgas, Université de Lorraine

On le sait, le numérique a un coût énergétique et environnemental : l’ADEME y consacre d’ailleurs un petit guide très complet. Mais avez-vous déjà pensé à l’empreinte que vous exerciez sur l’environnement numérique lui-même ? Sans doute pas : les universités elles-mêmes tardent à prendre leur responsabilité en la matière. Il s’agit pourtant d’un enjeu majeur pour la résilience de nos sociétés, tant elles dépendent des dispositifs numériques pour s’informer et communiquer.

Le numérique, un environnement écologique

Le philosophe allemand Erich Hörl suggère que « l’entrée dans la condition technologique nous conduit à l’instauration d’un nouveau paradigme écologique ». Dès 1989, le philosophe français Félix Guattari envisage la recomposition des pratiques sociales et individuelles selon trois écologies complémentaires (environnementale, sociale et mentale) du fait du développement des « machines productrices de signes, d’images, de syntaxe, d’intelligence artificielle ».

Selon ce principe écologique qui s’impose à nous, l’environnement numérique peut se définir par la convergence sur les mêmes écrans de formes et de modes d’expression qui existaient auparavant de manière bien distincte : journaux, magazines édition universitaire ou littéraire, production cinématographique, radiophonique, vidéoludique ou télévisuelle, correspondance écrite, conversation téléphonique, etc.

La production scientifique n’est pas épargnée par ce mouvement. L’activité numérique des universitaires est source de nombreuses traces et inscriptions plus ou moins calculées ou contrôlées, au sein d’une multiplicité de dispositifs. Or, les usages au sein des universités ont un impact sur l’évolution des usages numériques de la population. Les manières d’enseigner à l’université servent de référence aux enseignants du primaire et du secondaire qui en sont issus.

Les universités ont, par exemple, une responsabilité dans le fait d’encourager ou non le recours à des services tels que Google, Facebook ou Wikipédia. Or les deux premiers peuvent être directement incriminés pour l’ensauvagement du web et pour la menace qu’ils représentent pour la démocratie. C’est bien simple, sous l’influence des GAFAM, son propre inventeur ne reconnait plus le web.

Voilà pourquoi des enseignants-chercheurs se sont insurgés face aux velléités l’adoption des Google Apps dans leurs établissements. A Paris-3 Sorbonne Nouvelle en 2016, ce n’est pourtant pas l’intervention de deux chercheurs experts des médias et de la communication qui aura fait plier le conseil d’administration, mais l’application d’une note ministérielle destinée à répondre aux interrogations émergentes dans les collectivités territoriales.

Plus récemment, des universités ont accueilli dans leurs locaux et promu sur leurs canaux de communication des formations délivrées par des employés de Google parfois recrutés parmi leurs propres étudiants. Cette pratique a fait réagir Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l’information et de la communication, tandis que l’édition Campus du journal Le Monde soulignait l’aveu d’impuissance de certains porteurs du dispositif dans les établissements, tandis que d’autres n’y voyaient aucune ambiguïté.

Dans ces deux exemples, la gratuité sur le plan financier justifie à elle seule une décision qui fait fi de l’adage « si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ». A l’opposé, interpréter le numérique comme un environnement écologique en lui appliquant la notion d’empreinte, c’est assumer une responsabilité dans les pratiques que nous y déployons ou que nous y prescrivons.

L’empreinte, bien plus qu’une trace

Le concept d’empreinte écologique est né de la volonté d’élaborer des modes de calcul de l’utilisation quotidienne de ressources naturelles afin d’estimer l’impact de l’être humain sur son environnement. Dans le contexte numérique ce concept fait cruellement défaut, occulté par les notions d’indice, d’inscription et surtout de trace. Si pour Yves Jeanneret indice, inscription et trace forment un triptyque qui rend possible la lecture par les uns de ce que font les autres, alors on peut dire que l’empreinte englobe ce triptyque pour permettre une lecture par soi-même de ce que l’on a fait.

L’empreinte est nécessaire à l’exercice de réflexivité, à l’esprit critique et à la prise de responsabilité. Une fois attentif à son empreinte, bien qu’on ne puisse par l’effacer, on peut s’employer à l’infléchir.

Or, à l’image de Facebook dont la première version en 2004 s’adressait aux étudiants d’Harvard, nombre des dispositifs qui façonnent l’environnement numérique sont nés dans le giron universitaire (souvent avec des ressources militaires). L’empreinte des universités peut donc aller jusqu’à incuber des innovations de rupture dont l’impact peut se révéler mondial. Si l’empreinte vise à rendre mesurable par leurs auteurs l’existence, l’ampleur et l’impact des traces dont ils sont responsables, il incombe au monde académique d’élaborer les moyens de sa mesure. Dans cette perspective, ni le nombre de pages vues ni celui des like et followers ne sauraient être suffisants, si tant est qu’ils soient pertinents.The Conversation

Violaine Appel, Enseignant-chercheur en sciences de l'information et de la communication, centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine et Julien Falgas, Chercheur associé au Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Ces arbres qui cachent des forêts de « greenwashing »

 

28 octobre 2018, 21:24 CET Benjamin Neimark

 

Ces arbres qui cachent des forêts de « greenwashing »

File 20181026 7062 s7ux4p.jpg?ixlib=rb 1.1 Planter des arbres est devenu au cours des dernières décennies un mode de compensation écologique plébiscité par les entreprises. iDraw/Shutterstock Benjamin Neimark, Lancaster University

Nous n’imaginons pas tout ce que les arbres font pour nous. Leurs racines préviennent l’érosion des sols, leur canopée nous offre de l’ombre ; leurs feuilles se décomposent en nutriments bénéfiques aux plantes qui alimentent le bétail.

Les arbres offrent aussi un habitat pour nombre d’animaux et quantité de produits essentiels à nos modes de vie et nos économies, comme le caoutchouc, le café ou encore les bois durs.

Dans le monde entier, ils contribuent aussi à marquer les frontières et jouent un rôle spirituel, culturel et social primordial au sein de nombreuses communautés de petits exploitants.

Planter des arbres, une pratique en vogue

Dans les années 1980, des organisations caritatives ont commencé à proposer de planter des arbres dans le désert du Sahara, dans l’espoir d’y stopper la « désertification ». Cette démarche impliquait à la fois du « reboisement » (c’est-à-dire planter des arbres à des endroits où ils ne poussaient plus depuis longtemps), et de la « reforestation » (qui consiste à remplacer une couvert forestier disparu).

Depuis, cette idée s’est répandue, et de nombreuses entreprises privées, de la plateforme pour adultes Pornhub (oui, vous avez bien lu) à la marque de prêt-à-porter Ten Tree, utilisent la plantation d’arbres à des fins de marketing.

Sauver la face ou sauver des forêts ?

Pour les entreprises, planter des arbres ou soutenir d’autres formes de restauration des habitats constitue une manière de compenser leur impact environnemental, et ainsi de payer les dommages qu’ils causent par leurs activités. Face à l’aggravation du changement climatique, planter des arbres apparaît ainsi comme un moyen privilégié pour capter le dioxyde de carbone que nous continuons à rejeter dans l’atmosphère.

Les Nations unies elles-mêmes ont mis en place des systèmes offrant aux communautés locales et aux gouvernements une forme d’aide financière pour les encourager à préserver les arbres de la déforestation. Certaines grandes firmes ont ainsi intégré cette économie de réparation aux engagements de leur politique de responsabilité sociale.

La plantation d’arbres au Sahara repose davantage sur les efforts des communautés locales que sur ceux des entreprises. Niels Polderman/Shutterstock

L’indispensable implication des communautés locales

Parmi les programmes existants, une ONG kényane de conservation baptisée Green Belt Movement a été lancée par la défunte Wangari Maathai, prix Nobel de la paix 2004.

À l’origine, la mission de Wangari Maathai avait pour but de permettre aux habitants locaux, en particulier les femmes, de gagner en autonomie et de surmonter les inégalités en restaurant la forêt et en résistant à l’expansion du Sahara.

Malgré l’implication des sociétés et des organisations caritatives, les études ont montré que les contributions les plus essentielles à ce type de programmes étaient celles des agriculteurs et des habitants locaux, et non celles des entreprises.

Dans la mesure où les communautés sont les premières responsables des arbres plantés sur leurs terres, il est essentiel que les projets conçus par des organismes extérieurs soient pensés et mis en œuvre de manière judicieuse et dans l’intérêt des habitants.

Ne pas confondre plantations et forêts

Si certains considèrent que ce système est gagnant-gagnant pour l’environnement, indépendamment de qui le met en œuvre, la compensation ne consiste en réalité en rien d’autre qu’une nouvelle forme de greenwashing utilisée par les entreprises.

Or les dommages environnementaux causés à un endroit ne seront jamais annulés par des réparations, parfois menées à l’autre bout du monde.

Plus grave, la plantation d’arbres, lorsqu’elle est effectuée sans discernement, peut causer davantage de mal que de bien.

Certaines forêts, à la biodiversité très riche, sont rasées à des fins agricoles ou industrielles, puis remplacées par des plantations d’une seule et même espèce, souvent choisie pour ses rendements rapides.

Or une forêt tropicale peut prendre jusqu’à 65 ans pour repousser. Et des parcelles de forêt plantées en monoculture dans le cadre d’une reforestation ne pourront jamais présenter une biodiversité aussi riche.

Peu pertinent écologiquement

Au cours d’un processus de reforestation ou de reboisement, des décisions doivent être prises quant aux essences que l’on s’apprête à replanter : natives ou exotiques, polyvalentes ou à croissance rapide, forêts qui se régénèrent naturellement ou non. Or de tels choix, essentiels, font parfois l’objet de mauvaises évaluations, notamment dans la sélection des espèces.

L’eucalyptus constitue ici un exemple édifiant. Souvent choisi pour sa croissance éclair et sa rentabilité économique, cet arbre est généralement planté sur des terres où il est totalement exotique et qui ne sont pas aptes à l’accueillir. Requérant des quantités d’eau considérables, il assèche alors les nappes phréatiques et entre en compétition avec les espèces locales.

En Europe, le remplacement des chênes natifs à larges feuilles par des conifères à croissance rapide a entraîné une augmentation de 10 % du couvert forestier sur le continent par rapport à l’ère pré-industrielle. Ces nouveaux arbres absorbent toutefois nettement moins bien le carbone que les espèces originelles. En revanche, ils capturent plus efficacement la chaleur, intensifiant ainsi les effets du réchauffement climatique. Replanter des arbres à l’aveugle peut donc, de toute évidence, être la source de nouveaux problèmes.

Au fil de leur longue croissance, les arbres nécessitent une attention continue. Or les systèmes de reforestation et de reboisement consistent bien souvent à planter et à s’en aller – sans que des ressources ne soient investies pour l’entretien de ces jeunes arbres. Particulièrement vulnérables aux maladies et à la concurrence pour la lumière et les nutriments, ils sont alors susceptibles de mourir rapidement.

Des arbres nouvellement plantés peuvent nécessiter entre 3 à 5 années d’arrosages fréquents pour survivre. A3pfamily/Shutterstock

Les arbres, objets politiques

Lorsque des États ou des acteurs privés choisissent des lieux où replanter des arbres, ils le font souvent sans consulter les communautés locales – en ignorant donc le droit foncier traditionnel et la manière dont sont gérées les terres. Or ces sites sont parfois en jachère, ou utilisés par les communautés à diverses fins économiques, culturelles ou spirituelles.

Commettre l’erreur de planter sur de tels sites risque d’exacerber les tensions au sujet des terres et d’encourager un désintérêt pour ces arbres et leur entretien. Dépossédés, les habitants se dirigeront alors vers d’autres espaces forestiers, qu’ils raseront pour cultiver.

Dans certaines communautés, les droits d’occupation ne sont par ailleurs pas détenus par un ménage mais répartis entre hommes et femmes. Ce type de détail est également à prendre en compte avant de planter, pour éviter de créer des tensions au sujet de la propriété des terres au sein des communautés.

S’il est peu étonnant que les arbres intéressent l’économie verte, cela ne signifie pas forcément que les planter soit écologique ou utile à l’harmonie sociale. Laisser les arbres repousser naturellement n’est pas non plus toujours efficace, s’ils ne sont pas en mesure de survivre sans intervention extérieure. L’implication de la communauté est donc cruciale.

Pour que la plantation d’arbres ait vraiment du sens, il faut la penser intelligemment en amont. Ce qui signifie consulter les populations locales, choisir judicieusement les espèces, respecter les droits de propriété sur ces arbres, leurs fruits et la terre sur laquelle ils poussent.

Il s’agit aussi d’identifier des responsables pour l’entretien de ces nouvelles plantations. Pour les entreprises, il est donc question d’accompagner les communautés qui héritent de leurs plantations, et pas juste de verdir leur image.


Traduit de l’anglais par Nolwenn Jaumouillé.The Conversation

Benjamin Neimark, Senior Lecturer, Lancaster Environment Centre, Lancaster University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.